Vendredi 15


Réveil à 2h30. Je décide de mettre les chaussures de ski directement pour alléger mon sac à dos et avoir moins froid aux pieds. Nous buvons un thé de coca que Thomas nous a laissé, et j'en remplis une bouteille.


Nous commençons à monter le sentier rocheux vers 3h30. À peine dix mètres de grimpette plus tard, je dois retourner à la tente et changer de chaussures... une vraie chieuse. Mais c'est impossible de marcher avec de tels engins sur des cailloux glissants. Les gars sont des amours, et prennent chacun une chaussure dans leur sac.

Nous commençons donc vers 4h. Urus est beaucoup plus près qu'Ishinca ; il n'y a "que" 3km jusqu'au sommet, avec toujours 1000m de montée. Faites le calcul, je peux vous garantir que la pente est raide. Nous avançons très lentement, moi en tête de convoi avec mes petits pas de grand-mère. Un groupe de trois péruviens nous dépasse une heure plus tard. Ils ont dû commencer il y a un quart d'heure. Ils s'éclairent avec le téléphone dans une main, bâton de marche dans l'autre, et ont un rythme de sur-hommes. Petite promenade de santé matinale, no problem for them. Mes petits pas de mamie et moi on garde nos demi kilomètres/heure de moyenne. J'inspire sur le pied droit, j'expire sur le pied gauche.


Nous arrivons aux premières lueurs du jour là où commence la neige. Elle n'est que par endroits autour du sentier. Je sens que mes orteils n'attendent qu'une pause pour achever d'être congelés. La vue est grandiose, et les sommets glacés se dévoilent doucement tout autour de nous.

Vers 7h, nous sommes au pied de hautes roches, partiellement recouvertes de neige. Nous voyons de premières empreintes de pas. Les caïrns indiquant le chemin se font de plus en plus rares, mais sur la neige, les passages d'autres personnes sont faciles à repérer. Nous décidons donc d nos équipements d'alpinistes maintenant. Le vent nous glace le sang. J'enfile un deuxième manteau, et ce peu de temps où je sors les mains de mes poches suffit à me les durcir. Chaque mouvement est une épreuve. Il faut rentabiliser tout instant pour ne pas endolorir nos doigts plus qu'ils ne le sont déjà. J'ai dit hier que je n'avais jamais eu aussi froid ? Eh bien à ce moment là, j'ai encore plus froid.

Il faut fixer les crampons sur les chaussures. On dirait des instruments de torture, et par cette température, ce le sont. Il faut de la force pour les clipser, force que mes doigts n'ont pas actuellement. J'essaie deux fois, je m'énerve, je jure, j'ai trop froid. J'appelle le soleil qui se lève très lentement derrière les montagnes. Je n'arrive à rien avec mes mains congelées, alors je les place sous mes aisselles, sous mes manteaux, et j'attends, recroquevillée sur moi-même. Anton et Jonas râlent moins que moi, mais galèrent aussi. Jonas est prêt le premier et m'aide pour les crampons, le harnais, puis les gants. Je suis une vraie assistée. On fixe la corde et Anton part en tête. Je ne sens pas mes pieds, je ne sens pas mes mains. Essaie de marcher sans pied, et de tenir un piolet sans main. C'est pas simple. Ça grimpe direct et je suis très handicapée par ces équipements complètement nouveaux. Je ne sais pas me servir du piolet ni des crampons. Et la corde me gêne à droite, entre mes jambes, comme à gauche. Je me débrouille comme je peux avec toute ma maladresse, et me fatigue très vite. Chaque effort me pompe toute mon oxygène, déjà insuffisante. Je demande à ralentir encore le rythme. On arrive à nouveau sur de grosses roches sans neige, et les crampons deviennent gênants. On a dû se tromper de chemin. On ne voit plus aucun amoncellement de pierre, ni aucune trace dans la neige. Tous ces efforts m'ont fait tourner la tête et je suis épuisée après ces quelques mètres. Jonas part plus haut en repérage, et nous dit qu'on peut retirer les crampons pour l'instant. Le soleil est là, enfin. Je dis à Anton que je ne sais pas si je vais y arriver, que je ne me sens pas très bien à nouveau. J'attends un peu que mon coeur se calme.

Aller, un peu d'escalade de rocher et ensuite la pente sera plus douce... Anton grimpe de 7 ou 8 mètres et me sécurise. Je glisse lamentablement sur les rochers lisses avec ces chaussures de ski. Jonas, escaladeur expérimenté, prend le relais pour choisir le chemin et me sécuriser. C'est long, c'est lent, mais nous finissons par arriver jusqu'à la neige. Vraiment que de la neige cette fois-ci. Mes doigts et mes orteils au moins se seront réanimés. Nous remettons les crampons, et nous tartinons de crème solaire. Les gars mangent un bout, moi je préfère m'abstenir même si mon ventre gargouille dans tous les sens. J'ai peur d'avoir la nausée avec l'effort à venir. J'attendrai d'être au sommet pour manger.

La pente est raide. Un mur de neige. Les crampons permettent de monter sans glisser. Parfois on s'enfonce de presque un mètre dans la neige molle. Il faut rester là où le passage est fait pour éviter les avalanches. On progresse en zig-zag, changeant le piolet de main en fonction du côté vers lequel on avance. La vue est incroyable. Les montagnes sont enneigées de tous les côtés et le ciel est bien dégagé. On voit de nombreuses lagunes entre les reliefs gris et blanc.

Anton a pris de l'avance, il est monté sans corde, sans être accroché à ma lente carcasse. Jonas doit s'arrêter chaque fois que la corde se tend trop, lorsque je suis arrêtée moi-même. L'avantage de cette pente c'est que tu as à peine besoin de te baisser pour être allongé. Les pauses sont alors très tentantes...


Enfin, nous y voilà ! Le sommet ! 5420 mètres d'altitude ! On crie de joie, on a réussi ! J'ai réussi !!! Je n'en reviens pas moi-même. La récompense est inestimable. La vue me coupe le souffle, tout comme le vent violent et glacé d'ailleurs. En deux photos je ne sens de nouveau plus mes mains. Mais qu'importe, c'est si beau. Il est près de 10h. Voilà 6h que l'on grimpe. Le soleil est au rendez-vous, le ciel est bleu, les montagnes blanches et les roches grises, les lacs vert, et la neige scintille...

Nous restons à peine un quart d'heure et redescendons rapidement avant de finir en glaçons. Descendre est tellement plus facile, nous sommes bien vite à l'abri du vent et je peux enfin manger.


Une fois la neige quittée, la descente est longue et extrêmement glissante sur des cailloux et de la poussière, puis de la terre humide. Nous tombons plusieurs fois chacun, nos jambes sont fatiguées et nos genoux douloureux.


Nous arrivons à la tente lorsqu'il est un peu plus de midi, épuisés et affamés. Pâtes à la sauce tomate, c'est tout ce qu'il nous reste.

Puis nous replions les affaires et nous mettons en marche à partir de 15h environ vers le village, 1200m plus bas. Les sacs sont un peu moins lourds qu'à l'aller mais lourds quand même. Nous devons marcher 14km, et à chaque pause, on pourrait s'endormir sur le sentier.


Nous finissons par arriver de nuit dans un minuscule village dont certains habitants possèdent une voiture. Il est trop tard pour rentrer en transport en commun. Et impossible de faire du stop car il n'y a absolument aucun véhicule qui passe.

Cinq ou six hommes plein comme des barriques nous disent qu'ils connaissent quelqu'un pouvant nous emmener jusqu'à Huaraz. Heureusement que le conducteur n'est pas l'un d'entre eux ! On arrive à baisser le prix à 50 soles, ce qui nous revient à 25 chacun, comme à l'aller.

Je suis dans un état second, comme après une nuit blanche. Je ne pense plus à rien, à part cette lune qui sort tout juste de derrière les montagnes. Un ongle lumineux, avec toute la partie d'ombre bien visible. J'adore quand elle est comme ça. Venus est là aussi, juste au dessus d'elle. Mes paupières sont lourdes, mes yeux injectés de sang, j'ai trois ampoules éclatées aux orteils, mes jambes sont épuisées et mon dos reste le pire...


Mais c'était génial hein !


Je vais dormir longtemps maintenant.