Jeudi 14


Après seulement quelques heures de sommeil, Jonas, Thomas et Noah mettent du temps à émerger. Je ne sens déjà plus mes orteils. Peu avant de partir, vers 4h, quelqu'un vient nous demander si nous allons grimper Ishinca et s'il peut se joindre à nous. Il s'appelle Anton et il est Chilien.

Thomas assure que l'on va y aller "tranquilo" aujourd'hui parce qu'ils se sont bien fatigués hier.


Alors c'est un Suisse, un Allemand, un Autrichien, un Chilien et une Française qui s'en vont dans la montagne... Ça sonne comme le début d'une bonne blague.


Ça y est, c'est parti.


Dans la nuit étoilée cinq petites lumières

À la queue leu leu sur le sentier

Se mettent à sillonner.



Dès le début, l'écart se creuse et je suis loin derrière. Mon sac a beau être nettement moins lourd qu'en arrivant, j'ai toujours ces foutues chaussures de ski à crampons qui datent de l'an 40 et en pèsent presque autant. Et puis je n'ai pas leurs jambes de deux mètres de long, ni leurs muscles de grimpeur-alpiniste-cycliste...

Ils m'attendent, c'est gentil. Mais inconsciemment je me dépêche et je ne respecte pas mon rythme. Nous avons environ 7km jusqu'au sommet, avec plus de 1000m de montée. Il faut que je garde des forces. Mon sac est lourd, mes jambes fatiguées, et mes orteils toujours inexistants alors que je suis en nage sous mes deux pulls. J'ai enlevé mon manteau depuis longtemps. Le Chilien commence à faire connaissance mais je place deux mots par minute tellement je suis à bout de souffle. Finalement, Thomas ralentit nettement le rythme pour rester en ma compagnie. Il a peur que l'altitude me soit un problème. Certes, je serais plus rapide au niveau de la mer, mais je lui dit que ce sont plutôt mes chaussures le problème. Il m'en libère aussitôt. Mon sauveur du jour. Enfin, de la nuit.

J'avance beaucoup mieux avec ce sac devenu si léger.


Les frontales s'éteignent petit à petit et nous croisons les secouristes transportant la civière peu avant la Laguna Ishinca, au pied du bivouac. Nous sommes presque à 5000m.

La lumière bleutée du jour levant, la neige des sommets rosée par le soleil, le lac vert, la rivière à moitié gelée, les roches... Sur la droite se dresse la montagne Ranrapalca, bien plus haute et beaucoup plus technique. C'était celle que les Belges allaient grimper avant de se prendre une pierre sur les jambes. La beauté du lieu me met une telle claque. Je m'arrête, ébahie, incapable de résister à la magie envoûtante de cet endroit. Je prends une photo et regrette très vite mon geste car le froid mordant en profite pour congeler mes doigts en deux secondes. J'ai les larmes aux yeux, mélange d'émotion, de fatigue et de douleur.


Le soleil est encore bien caché derrière les hautes montagnes, et je ne sens ni mes mains ni mes pieds. Thomas a déjà tracé vers la neige à quelques mètres plus haut. Je me remets en route, suivie de près par Noah puis les deux autres. Je m'arrête pour le laisser passer mais il me dit que non il peut rester derrière. Je continue, déstabilisée par cette présence si proche. Je vais beaucoup trop lentement pour lui et beaucoup trop vite pour moi. À peine deux pas de plus et j'ai la tête qui tourne. Je m'assoie. Merde non, il faut que je m'allonge. Jonas me demande si ça va. Non, ça ne va pas. Je ne vois plus rien, et mes oreilles commence à bourdonner. Je sais que je n'y arriverai pas. Je sais très bien que ça, c'est le moment où mon corps me dit stop. Je suis déçue. Je voudrais tellement la grimper cette montagne ! J'attends deux minutes et ça va un peu mieux, alors je continue très doucement. Mais je sais que je ne pourrais pas aller jusqu'au sommet. Il reste encore trois heures de grimpe pour les gars, probablement le double pour moi. Jonas et Anton essaient de m'encourager, me proposent de l'eau et à manger. L'eau me gèle le cerveau mais ça passe encore. Impossible de manger même si j'ai faim et me sens très faible. Je vomirai direct.

"Aller, jusqu'à la neige, tu peux y arriver". Ouais, je peux. Mais à quoi ça sert ? Bon, à récupérer mes chaussures que Thomas a toujours dans son sac et n'a probablement pas envie de trimballer jusque là haut.

Je m'arrête une troisième fois en 20 mètres. Et je n'irai pas plus haut. Je dois écouter mon corps. Et actuellement il me dit : "Mais qu'est-ce que tu fous là, avec rien dans le ventre, tes petits muscles à bout de force, tes orteils et tes doigts gelés, tes règles et ton manque de sommeil ?"


Il est 7h. Jonas me dit que ce n'est pas un problème, qu'ils pourront se partager mes chaussures. Alors je redescends, en pensant aux rayons de soleil qui m'attendent, à l'avoine chaud, et à mon duvet. Je me dépêche histoire de réveiller mes extrémités durcies depuis trop longtemps. Je suis déçue de ne pas continuer vers le sommet mais tellement contente de rentrer. C'était trop dur, je n'ai pas leur condition physique et je ne les connais pas assez pour leur imposer davantage mon poids lent et plaignant.


Sur le chemin du retour, je croise à nouveau ces petits mammifères des montagnes vivant dans les rochers, ressemblant à de gros écureuils gris, ou lapins à longue queue. Les marmottes péruviennes.


Je m'arrête un bon quart d'heure lorsque j'atteints le premier endroit ensoleillé. Toutes mes cellules se ravivent et savourent cette énergie si bienveillante et réchauffante. Je voudrais boire la lumière. Je l'absorbe, je l'embrasse, je la chérie tellement.

Je n'avais jamais eu aussi froid.


J'arrive à la tente deux heures plus tard, alors que mes amis grimpeurs doivent être à une heure du sommet. Je mange, et m'endors épuisée dans une tente brûlante, rafraîchie de temps à autre par le vent frais soulevant les portes ouvertes.


Je me réveille à peine une heure plus tard, avec un mal de crâne. Je m'apprête à cuisiner lorsque James arrive. Il doit rentrer avec Thomas et Noah à midi. Le mec des mules est venu me voir aussi ; il les attend.


Thomas arrive le premier. Il s'est dépêché de redescendre pour replier les affaires. Je lui donne mon riz gingembre carotte tomate, et on sert aussi une assiette à l'Arriero. Je me remets aussitôt à cuisiner pour les autres car impossible de préparer suffisamment pour cinq d'un coup dans une si petite casserole.



Nous nous disons au revoir, prévoyant de se retrouver demain soir pour faire la fête.

Jonas et moi restons une nuit de plus ; on a payé les équipements jusqu'au lendemain, mais surtout il nous reste l'Urus à grimper. Nous rejoignons Anton au refuge pour trinquer autour d'une bière, et d'un thé pour ma migraine et moi. Lui aussi veut faire l'Urus demain. Ils sont prêts pour y aller à mon rythme, aussi lent soit-il.